Tout d’abord, il faut que nous nous excusions : nous racontons ici les événements avec plus d’un mois de retard (nous pédalons actuellement en Bulgarie)! Nous avons un peu de mal à écrire le blog de manière régulière… Mais nous allons tâcher d’y remédier dans les semaines suivantes. En attendant, revenons-en au Danube.
Nous pressentions déjà la chose avant notre départ mais le Danube a fini d’accomplir son œuvre de séduction. Il nous a conquis, nous a chaque jour attachés d’avantage à ses eaux. Nous sommes tombés dans ses filets et pour nous il n’est plus question de s’arrêter en chemin, de le laisser filer seul jusqu’à la Mer Noire. Lorsque nous avions pensé notre itinéraire, nous avions envisagé un temps de nous arrêter du côté de Roussé, pour entamer ensuite notre voyage à vélo. Mais aujourd’hui il n’en est plus question. Nous ne connaissions pas cette sensation, celle de vivre un fleuve, de le voir s’écouler, se transformer, de se laisser porter par ses flots. Au fil de notre voyage en kayak ses eaux nous ont façonnés, nous ont pliés à sa lenteur et à ses exigences. Nous avons déjà trop goûté à la joie simple de le suivre, de découvrir ses rives et sa vie. Et surtout si nous ne le voyons pas, comment pourrions-nous être sûrs qu’il se jette bien dans la Mer Noire… Ce serait comme couper un film avant sa fin, nous aurions un goût d’inachevé.
De Roussé, il nous reste 500 km avant la Mer Noire. Pendant quelques jours nous retrouvons la joie de pagayer sous le soleil. L’été semble faire une dernière révérence et nous ressortons maillots de bain et crème solaire. La semaine d’intempéries nous a laissé quelques séquelles, nous pagayons donc d’avantage pour engranger les kilomètres. Peu à peu nos angoisses s’apaisent car il n’y a pas plus grisant qu’une belle journée sur le Danube. Offrez-nous du soleil et un ciel bleu, un Danube aux eaux lisses et chaleureuses et nous oublierons les pires tempêtes !

Un soir après une journée bien remplie, nous nous arrêtons sur une plage. Nous faisons quelques pas et tombons sur des pastèques poussant à même le sable. Nous en ouvrons une et en mangeons la moitié en préparant notre feu pour le repas du soir. Alors que nous sommes affairés à cuisiner, deux pêcheurs s’arrêtent à notre hauteur en bateau. Le premier part d’un grand éclat de rire tout en nous lançant en roumain quelques phrases que nous ne comprenons pas. Le second qui parle espagnol et allemand et qui sera notre traducteur pour la soirée, nous explique que son ami se moque de notre feu. Il ne comprend pas pourquoi nous avons un si petit feu et se demande ce que l’on peut bien cuisiner avec. Il craint que nous ne mangions pas à notre faim et nous donne l’ordre de les suivre jusqu’à leur bivouac situé à deux cent mètres pour manger un vrai repas et voir ce qu’est un vrai feu.

Nous les suivons. Bien avant d’arriver à leur campement nous distinguons les flammes de leur bûcher qu’un troisième larron entretient. Nous passons avec eux une soirée mémorable, accueillis par ces trois amis venus camper et pêcher une semaine aux bords du Danube. L’un rit à gorge déployée et nous ressert sans cesse des verres de palinka en s’écriant « noroc ! ». Nous partageons son eau-de-vie et sa joie communicative. Le second, plus calme mais disert, jongle entre l’espagnol et l’allemand pour nous expliquer ce qui se dit. Le troisième, sifflote tout en jetant des demis arbres dans le feu. À l’affût des frelons provenant d’un nid jouxtant notre table, il assomme les assaillants ailés d’un coup de cuillère à soupe puis les écrase sous sa semelle. Tous s’assurent que nous n’ayons ni froid, ni soif, ni faim. Nous nous retrouvons le lendemain matin alors que le bûcher de la veille fume encore. Ils nous servent d’abord un verre de palinka, puis du café. Vient ensuite une belle omelette au lard, saucisse et poitrine de porc. En nous quittant, ils nous offrent encore un kilo de viande et de fromage, des légumes, du pain et bien sûr une bouteille d’eau-de-vie pour être certains que nous ne manquions de rien sur le Danube.

Grâce à cette semaine ensoleillée nous approchons du but à grandes enjambées. Il ne nous reste plus que 250 km, mais c’est alors qu’un matin le vent se lève. Il souffle trop fort et nous faisons quasiment du sur-place. Fatigués par ces efforts inutiles, nous nous arrêtons pour la journée. Dans la tente nous écoutons, impuissant, le vent cogner contre les parois. L’enthousiasme et l’insouciance que nous avons acquis pendant la semaine commencent à s’effriter. Nos angoisses reprennent, celle de voir la tente se briser sous les assauts du vent, celle de rester cloués aux rives à quelques pas de la Mer Noire, celle d’avoir froid et de voir le temps se dégrader. Les jours suivants nous réussissons à reprendre la route mais désormais sous un temps plus mitigé. Le froid s’installe réellement, nous ne sommes plus tranquilles, ni la journée sur le kayak, ni la nuit dans la tente.
Pour la première partie du voyage nous n’avons pas amené l’équipement adéquate. Notre équipement d’hiver arrivera avec les parents de Camille à la fin du Danube. Nous partons donc le matin, pieds nus dans l’eau. Au fil de la journée et des vagues, l’eau pénètre dans le kayak et nous pataugeons nus pieds sans pouvoir enfiler ni chaussettes, ni chaussures. La nuit venue, nous additionnons toutes les couches de vêtements à disposition. Puis nous nous endormons en rêvant souvent aux matelas, duvets et aux vêtements chauds qui arriveront bientôt.
Nous voici arrivés à seulement 150 km de la Mer Noire. En trois jours nous pourrions l’atteindre et il nous en reste dix. Mais ce jour-là le vent forcit et les vagues grandissent. Ne nous sentant plus en sécurité sur les eaux, nous nous arrêtons à l’entrée de Galati. Le lieu n’est pas idéal, nous sommes en plein milieu d’une décharge, à quelques pas du parking d’un Auchan. Une fois de plus, nous téléphonons à la famille pour prendre connaissance de la météo. Le temps semble devenir fou… On nous prédit pour les quatre jours suivants, pluie et vent comme on n’en avait jamais vus en kayak. Nous voilà donc au beau milieu de la décharge à chercher à l’aide d’une boussole quelle bute de terre nous protégerait le plus des intempéries. Aucun endroit ne convient parfaitement et nous dressons notre abri avec une certaine inquiétude.

Nous passons une première nuit réveillés par les bourrasques de vent. Au petit matin la pluie arrive et ne cesse de gagner en force. Dans l’après-midi le vent s’intensifie et fait ployer les parois de la tente. En fin de journée, nous sommes obligés d’écoper toutes les cinq minutes les bords de la tente qui deviennent perméables et de retenir les parois lors des coups de vent plus violents. Nous envisageons désormais la nuit à venir d’une manière peu reposante et imaginons des tours de garde. La nuit tombe. Nicolas sort pour réajuster les tendeurs et s’aperçoit que la décharge est en train de devenir une immense flaque d’eau et que celle-ci gagne peu à peu la tente. Désespéré et ne sachant plus que faire, il tâche alors de vider la flaque à l’aide d’une casserole. Résistance dérisoire et impuissante face aux trombes d’eau qui tombent du ciel…
La flaque grossit, nous atteint. Il ne nous reste plus qu’à essayer de déplacer la tente malgré le vent et la pluie. Nous rangeons toutes nos affaires dans des sacs étanches, enlevons nos vêtements chaud et sortons dehors vêtus seulement de nos vestes et pantalons imperméables. Nous tentons de déplacer la tente vers un endroit plus élevé mais le vent en décide autrement, enchevêtre les fils, emporte la bâche, tort les arceaux et quand nous essayons de la replanter nous ne retrouvons plus toutes les sardines. Nous nous acharnons pendant plusieurs minutes à enfoncer les sardines restantes, mais en vain, rien ne tient. Le froid commence à nous saisir, nos vêtements sont désormais trempés et perméables, nous comprenons qu’il ne nous reste plus qu’une solution, aller demander de l’aide au gardien d’Auchan.
Nous prenons avec nous le plus d’affaires possible et traversons la décharge qui n’est plus qu’une mare d’eau et de boue. Nous arrivons à la case du gardien, grelottant, trempés et tout crottés. Nous toquons à sa porte. Il nous ouvre. Il nous regarde désespéré, pousse des « oh… », des « ah… », nous fait rentrer en vitesse et nous assoit près du radiateur. Nous lui demandons le numéro d’un taxi pour pouvoir nous rendre à un hôtel, mais il nous assure que personne ne voudra de nous vu l’état dans lequel nous nous trouvons. Il nous explique qu’il finit son travail le lendemain matin et qu’alors il nous amènera chez lui, en attendant nous pouvons élire domicile ici. Nous retournons chercher le reste de nos affaires et Marian, le gardien, ne supportant pas de voir Camille repartir sous la pluie avec une simple cape de pluie, la recouvre de sa veste chaude. Nous traversons à nouveau la décharge, mais plus rassurés cette fois et Nicolas, persuadé que chaque situation de la vie correspond à une chanson de Brassens, se met à entonner :
« Le r’présentant d’la loi vint, d’un pas débonnaire.
Sitôt qu’il m’aperçut il s’écria : » Tonnerre !
On est en plein hiver et si vous vous geliez ! »
Et de peur que j’n’attrape une fluxion d’poitrine,
Le bougre, il me couvrit avec sa pèlerine.
Ça n’fait rien, il y a des flics bien singuliers… »
De retour, Marian nous installe chaudement, fait sécher nos affaires et nous offre un bon thé chaud. Nous tentons de nous présenter mutuellement malgré les barrières de la langue. Il nous parle avec beaucoup de gentillesse et de tendresse et ne cesse de passer des appels où nous comprenons qu’il s’amuse à raconter notre histoire. Un autre coup de fil le fait soudainement changer de ton et de teint. On vient de lui apprendre qu’il doit travailler 36 heures d’affilée, cela alors que c’est la veille de son anniversaire. Il est dépité de voir ses plans s’écrouler mais il trouvera une solution pour nous. Durant les trois jours de tempête, nous passerons la journée à Auchan, entre sa case et le centre commercial, puis la nuit, des amis gardiens viendront nous ouvrir en douce une chambre dans un hôtel du coin, fermé à la morte-saison.

Le lendemain de notre arrivée à Auchan, nous nous installons dans un café de la galerie marchande. Nous souhaitons profiter du temps que nous avons pour écrire notre blog et préparer la suite de notre voyage jusqu’à la Mer Noire. Pour cela, nous consultons anxieusement la météo des jours suivants. À la vue des prévisions nos visages se décomposent. Le vent ne va guère faiblir pendant la semaine qu’il nous reste et nous comprenons subitement qu’il est possible que nous ne finissions pas le Danube en kayak. Nous n’avons alors plus aucun courage, n’avons plus envie de lutter contre le froid et le vent qu’on nous prédit et en avons même un peu peur. Nous nous sentons vides.
N’ayant plus envie de rien, ni de faire du kayak, ni d’écrire le blog, nous rentrons silencieux, le cœur serré dans la case du gardien. Lui nous accueille avec un grand sourire et beaucoup de chaleur. Nous nous asseyons, balayons à nouveau du regard la petite pièce, le parapluie à fleurs roses et bleues, les deux cactus dans leur pot en bouteille en plastique, la résistance d’une vieille bouilloire plongée à même l’eau d’une tasse, la vieille radio qui égrène sa musique, la photo de la fille du gardien et surtout ce gardien qui a été plein de bonté envers nous. Et là, tous les deux à la fois, un grand sourire se dessine sur notre visage. Nous sommes soudainement heureux comme nous ne l’avons jamais été depuis le début de ce voyage. Grâce à cette tente cassée et ce temps affreux nous passons le plus beau moment que le Danube nous offre. Un moment semblant irréel mais rempli d’humanité. Ce moment à lui seul justifie tout notre voyage. Et nous remercions alors le Danube de tout ce qu’il nous a offert et qu’importe si nous ne finissons pas en kayak, nous finirons en ferry !
Nous passons encore deux jours à « habiter » Auchan, pour la première fois de notre vie heureux d’être dans un centre commercial ! Nous y prenons même nos habitudes et les employés du magasin, tous au courant de nos mésaventures, nous saluent en souriant. Nous nous apprêtons finalement à repartir, munis d’une nouvelle tente. À ce moment, nous ne savons pas si nous pourrons atteindre la Mer Noire en kayak, mais nous avons envie d’essayer. Cette fois-ci nous sommes plus sereins, qu’importe l’issue du voyage, nous en serons heureux.
Le jour de l’anniversaire de Marian, nous arrivons à son local avec un petit gâteau surmonté d’une bougie ainsi qu’avec deux bouteilles de vin. Nous entonnons : « joyeux anniversaire, joyeux anniversaire Marian ! »
